« Rien ne pouvait m’émouvoir plus que l’intérêt que vous me dites porter à l’œuvre de mon mari Gustave Miklos… Ce cher mari que j’ai adoré à l’égal d’un dieu et qui pour moi le demeure ». C’est par ces mots formés d’une écriture penchée, serrée et pointue qui lui ressemblait, que Marie-Louise Miklos répondit à ma demande et que s’engagea notre relation.
Le catalogue de l’exposition que la galerie de L’Enseigne du Cerceau avait consacré en 1972 à cet artiste dont j’ignorais encore tout, m’avait convaincue de la qualité de son œuvre sculpté, alors que j’étais en quête d’un sujet de mémoire portant sur la sculpture contemporaine pour une maîtrise d’histoire de l’art. Que cet artiste ait été d’origine hongroise n’était pas étranger à mon choix.
La vieille dame m’invita à venir à Oyonnax, petite ville jurassienne, où le couple vivait depuis 1940. La maison modeste constituée d’un bâtiment sans étage, gris, tout en longueur, donnait sur la rue et ouvrait sur l’extérieur par trois fenêtres et une porte. A l’intérieur, une enfilade de pièces, dont la salle à manger avait servi d’atelier, permettait à l’artiste de prendre du recul pour juger les œuvres en cours de réalisation. Sur les murs, des tableaux représentant des paysages du Jura à l’exception de deux d’entre eux datés de 1910 : « Une baignade en bord de Marne » et « La plage de Trouville », qui tranchaient par leur facture. Un buste en plâtre de Miklos, dont j’appris qu’il était de la main de son compatriote Joseph Csaki, trônait sur une sellette.
J’ai vite compris qu’il me fallait définir mon sujet, sérier les questions pour reconstituer une chronologie et établir une biographie relatant les grandes périodes de cette vie créative ponctuée par deux guerres mondiales, la crise de 1929 qui impacta si fortement l’économie de l’Europe des années 30, l’évolution de l’art qui passait du figuratif à l’abstraction, pour le dire rapidement, avec laquelle Miklos se sentait assez peu d’affinité. Il me fallut aussi de la persévérance pour trouver mon chemin dans la masse de documents à peine classés, que Marie-Louise gardait dans des cartons et me sortait avec parcimonie, parmi des informations et des commentaires que sa mémoire parfois hésitante me livrait dans le désordre, l’énumération des démarches infructueuses qu’elle avait entreprises auprès de musées, de conservateurs, de collectionneurs, de galeristes, « afin de trouver une fin honorable pour les œuvres de mon mari », déclarait-elle énergiquement.
Ces recherches allaient découvrir des zones d’ombres et me feraient entrevoir le monde interlope du commerce de l’art de l’époque. Marie-Louise était fatiguée, percluse d’arthrose et découragée par huit années de lutte. Son opiniâtreté à vouloir rassembler dans un même lieu des œuvres d’époques différentes et de qualité inégale, l’a sans doute desservie auprès des institutions et a laissé le champ libre aux marchands d’art. « Si l’Etat est intéressé, il faut qu’il accepte l’ensemble, peintures, sculptures et émaux »… « Vous pensez bien que je préférerais voir les œuvres de mon mari dans une collection plutôt que dans les caves de l’Etat », écrivait-elle.
Mes deux visites à Oyonnax, nos échanges épistolaires et la lecture de la correspondance que Miklos échangea avec Jacques André, riche industriel, mécène, bibliophile et collectionneur, me révélèrent, outre ses qualités artistiques, les qualités de l’homme, sa générosité et son désintéressement allant jusqu’au sacrifice. L’amitié a occupé une grande place dans sa vie. A commencer par celle du couturier et collectionneur Jacques Doucet, rencontré au Salon des Indépendants de 1920 : « Ce magnifique amateur-mécène qui a découvert Miklos et l’a soutenu jusqu’à sa mort en 1929 (…), qui fit l’effort de monter les six étages qui menaient à l’atelier de la rue Saint-Jacques pour le voir (…). Mon mari a beaucoup aimé ce grand français qui le lui rendait bien ; il alla fleurir sa tombe de violettes jusqu’en 1940 (…) ; la vente Jacques Doucet en 1972 ramena Miklos à la surface ».
Dès 1930 et jusqu’à la mort de l’artiste, Jacques André a soutenu Miklos moralement et financièrement en lui écrivant et en lui passant des commandes. « Votre grande bonté vous donne le secret d’une suprême délicatesse à venir en aide aux artistes que vous aimez » lit-on dans une lettre de 1936 sous la plume reconnaissante de l’artiste en réponse au collectionneur.
Enfin, il faut mentionner l’amitié de ses anciens élèves de l’Ecole nationale professionnelle d’Oyonnax, qu’il avait su séduire par sa gentillesse et l’effort qu’il avait dispensé pendant onze ans pour leur inculquer les rudiments d’un enseignement artistique dans un français qui conservait l’accent magyar. Marie-Louise écrivait à Jacques André en 1968, un an après la mort de son mari : « Ce sont d’anciens élèves qui, avec moi, ont conduit votre ami au cimetière. Il était couvert de fleurs et jamais, m’a-t-on dit, obsèques ne furent empreintes de plus de recueillement, de respect ».
La générosité de Miklos filtrait à mots couverts dans les paroles de Marie-Louise quand il fut question de l’accord que l’artiste avait passé avec son ami F.-L. Schmied. S’étant rendu en Hongrie en 1923 pour revoir sa mère malade, la misère dans laquelle était alors réduit son pays l’avait plongé dans le désespoir. Ce contrat devait rester secret. Il consistait à réaliser anonymement les illustrations des publications luxueuses qui sortaient de l’atelier du célèbre peintre-graveur suisse. L’apport financier ainsi procuré permit à Miklos de venir en aide à sa famille hongroise, mais l’aliéna à Schmied de 1923 à 1941. Pendant ces années, l’artiste ne signa plus aucun tableau de son nom et se consacra à la sculpture. Marie-Louise reconnaîtra que « ce furent à coup sûr ses années les plus fécondes ».
L’appui attentif et aimant de son épouse fut constant. Elle évoque avec émotion leur rencontre en 1920. Elle a partagé avec lui sa vie de Bohême dans l’atelier de la rue Saint-Jacques, ses succès à l’exposition de La Renaissance et au sein de l’Union des Artistes Modernes, les heures encore fastes dans leur vaste atelier de la rue Gauguet, mais aussi les vaches maigres à Oyonnax où il avait accepté ce poste de professeur auxiliaire de dessin pendant la guerre pour échapper à l’usine, sa tristesse après la vente de son atelier, sonnant le glas d’un possible retour parisien, ses espoirs déçus dans cette petite ville spécialisée dans l’industrie de la matière plastique et la fabrication de peignes, où le commerce primait sur toute considération artistique. Mais malgré tout, Marie-Louise ne s’est jamais départie de son admiration et de son dévouement pour son « merveilleux Miklos ».
Auteur :
Christiane Garaud-Patkaï, Trésorière du Comité Gustave Miklos, historienne de l'art diplômée de l'Université Paris IV, auteur du mémoire "La vie de Gustave Miklos, peintre, illustrateur et sculpteur (1888-1967)", soutenu en 1978, sous la direction de M. Bernard Dorival (+), professeur émérite.
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